Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
  • Article

  Faut-il élire un autre peuple ?

dimanche 1er février 2004, par François Saint Pierre

Trois jeunes sur quatre déclarent, dans les sondages, ne pas s’intéresser aux prochaines élections régionales et cantonales. L’abstention est un des atouts du Front National, il en a quelques autres : sécurité, identité, immigration, crise économique, déclin de la France, valeurs morales en baisse, corruption des politiques…. Mais pourquoi le "peuple" est-il si léthargique ? Malgré quelques dénégations épisodiques, n’est-il pas en phase avec cet air du temps néolibéral / sécuritaire, vaguement moralisateur qui souffle de plus en fort dans nos démocraties occidentales ?

S’il est vrai que les budgets régionaux et départementaux restent faibles par rapport aux budget de l’État, la décentralisation est en route et déjà des secteurs clés sont, en grande partie, pris en charge par les collectivités locales comme l’éducation, les déplacements ou l’aide sociale. Ces collectivités deviennent souvent des acteurs économiques importants, pouvant influencer notablement les orientations régionales (Par exemple : le soutien important à l’aéronautique en Midi-Pyrénées ou à la formation professionnelle en Picardie). Les élus sont obligés de faire avec les réalités du budget disponible et leurs marges de manœuvre ne sont pas totales, mais même au niveau local il est faux de prétendre que toutes les politiques sont identiques, Le Pen en PACA ne prendrait pas, s’il était élu, les même décisions que Vauzelles (PS sortant).

Le gouvernement Raffarin a mis l’accent sur la décentralisation, les Français souhaitent augmenter la proximité entre eux et les "décideurs". Le choix de créer cette nouvelle entité qu’est l’Europe nous incite aussi à aller vers une redéfinition de l’espace institutionnel. Il semble évident que notre État Nation fortement centralisé doit perdre de ses prérogatives pour en laisser aux institutions européennes et aux organisations internationales (les grands enjeux écologiques par exemple ne sont pas à dimension nationale), mais aussi aux collectivités locales plus proches des citoyens. Hélas, loin du consensus possible, on assiste à une stratégie de détricotage de l’espace public. Le gouvernement veut profiter du transfert des compétences et des ressources qui vont avec, pour imposer discrètement un passage d’institutions républicaines à des services proposées au public plus ou moins garanties par les collectivités locales. Jusqu’à présent les régions ont souvent fait des efforts plus importants que l’État sur leurs nouvelles compétences (par exemple les lycées en Midi-Pyrénées). Multiplier les charges ne peut se faire que sur quelques secteurs stratégiques, si les ressources sont insuffisantes les collectivités locales ne pourront pas réaliser une politique conforme à leurs engagements. Les risques d’inégalités doivent être maîtrisés par des systèmes d’harmonisation et de péréquations financières. De même il doit exister des organismes de conseils et de contrôles pour éviter les risques de gabegie ou de corruption. Décentraliser ce n’est pas obligatoirement brader la République mais la structurer différemment.

Bien des raisons pour se mobiliser dans les circonstances actuelles….. Et pourtant le peuple n’a pas l’air motivé ! Comme souvent on peut aller chercher les responsables de cette apathie du côté des médias. Notre espace public médiatique est structuré essentiellement à l’échelle nationale. La presse et les télévisions locales pèsent peu dans la construction de l’opinion publique, en France pour être reconnu, il faut passer par les grands médias nationaux qui détiennent l’essentiel du pouvoir de légitimation symbolique. De la même manière hormis les grandes crises politiques nos médias nationaux ont bien du mal à sortir de l’hexagone. Nous avons les médias que nous méritons, à nous de les faire évoluer par nos achats et notre participation ou non aux chiffres de l’audimat…..

Les hommes politiques qui ont le plus souvent débuté leur parcours par un passage dans une mairie, savent bien que les élections locales sont importantes. Pourtant ils semblent incapables de passionner le peuple pour cette politique qui leur donne quand même des satisfactions, en effet à chaque élection il y a toujours pléthore de candidats. Tous pourris dit le Front National, certainement pas, plutôt dépassé par les événements. Souvent de bonne volonté l’élu donne l’impression d’avoir perdu la capacité de peser sur le fonctionnement de la société. Comme le citoyen lambda, il subit résigné les périodes de stagnation économique en attendant le retour de la croissance….. S’il fut un temps ou le moteur de l’ambition politique semblait être la force des convictions et le sens des responsabilités, de plus en plus on a l’impression d’avoir à faire à un choix de carrière : une grande école + Sciences-Po ou l’ENA.

Les partis politiques sont le creuset ou se fabriquent les hommes politiques mais aussi l’endroit privilégié ou se construisent les grands projets. Si à droite c’est le choix de l’homme politique qui détermine le projet, à gauche c’est le choix du projet qui fait émerger l’homme politique. La droite se rallie sans états d’âme à Sarkozy et à son projet sécuritaire, la gauche, après sa désillusion du 21 avril 2002, se retrouve dans l’obligation de repenser tous ses choix stratégiques. Sur la décentralisation, l’Europe, les institutions, la constitution, les réformes structurelles etc. il y a quelques débats internes et surtout une position défensive. Tactique compréhensible, quand on voit, comme en ce moment, s’accumuler les difficultés pour le gouvernement. Mais les victoires par défaut, si elles redonnent le moral, encouragent aussi la dépolitisation. Les partis politiques, vu de l’extérieur, semblent de plus en plus réduit à un rôle d’écurie pour la course aux mandats électoraux, possible déformation médiatique, pour autant les démentis ne sont pas très convaincants.

Les intellectuels sont les plus prompts à critiquer le peuple, les politiciens et les partis…. En marge de l’espace public médiatique populaire ils se montrent à la télévision après 23 heures, en général pour booster les ventes de leur dernier livre. L’intellectuel n’a le plus souvent qu’à dire son mépris pour le monde de la politique, rejoignant en cela les célébrités du sport ou du spectacle. Il existe évidemment des penseurs passionnants, mais trop peu participent à la construction d’un projet de société. Peut-être que la complexité de nos sociétés modernes a fini par empêcher toute pensée globale, les chercheurs spécialistes d’un domaine spécifique ou les experts sont les principaux pourvoyeurs de "sens" dans l’espace public. Le modèle américain du "think tank" se développe en France sous forme d’instituts plus ou moins géo-stratégiques ou de fondations politiques. Aux États Unis ces équipes de néo-conservateurs libéraux ont produit une pensée cohérente (Réduction de la complexité dans le débat public : qui n’est pas avec moi est contre moi, nous sommes les plus forts et il faut en profiter etc… ), en France il n’y a pas eu pour l’instant l’émergence de la moindre idée autre que la reprise du credo simplificateur et sécuritaire qui s’impose dans le monde occidental.

La France déprime un peu, impossible, comme dans le théâtre de Bertold Bretch, d’élire un autre peuple, et illusoire de croire, à moins d’avoir une vocation totalitaire, que l’on va le transformer par quelque habile propagande ! On changera quelques hommes politiques dans les prochaines élections, mais c’est surtout la "politique" qu’il faudrait changer. La volonté démocratique est toujours présente et la vitalité des associations est bien là pour prouver que les Français n’ont pas renoncé à participer à la vie sociale, l’individualisme n’est une valeur montante que par défaut.

Pour faire société et construire une communauté de valeurs, il faut une histoire et un projet d’avenir. Dans une démocratie tous les acteurs sociaux ont un rôle à jouer, les politiques doivent faire des lois et gouverner, les partis doivent élaborer des projets capables de fédérer une large partie de la population, les médias doivent organiser l’espace public pour que culture, informations et débats soient ouverts à tous, les "intellectuels" doivent aider à la réflexion, les citoyens doivent à la fois être informés et en capacité de participer efficacement aux concertations sur les choix importants. C’est l’ensemble de cette mécanique qui ne fonctionne pas bien, à chacun de mettre de l’huile dans les rouages. Pour donner envie aux Français de s’intéresser aux prochaines élections et à la vie politique en général, la "gauche" après ses déconvenues et ses placards pleins de concepts abandonnés a pour tâche de réarticuler son passé avec une vision motivante de l’avenir. Travail difficile entre le Charybde d’une nostalgie inopérante et le Scylla d’une utopie non crédible.