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  Dans un monde incertain, que devient le progrès ?

mercredi 7 octobre 2020, par François Saint Pierre

Le savoir moteur du progrès

Il y a bien longtemps que l’humanité a abandonné une vision cyclique de sa propre histoire pour une vision linéaire. L’implicite était qu’il y avait un sens à l’histoire, celui d’un progrès globalement positif de la qualité de vie. La cyclicité du temps correspondait à l’adaptation de l’homme aux contraintes de la nature, mieux s’adapter était l’essence du progrès. La métaphore du jardinier dans la deuxième version du récit de la Création dans la Genèse, correspond à cette vision où l’homme même lorsqu’il agit sur la nature, reste soumis aux lois naturelles. La version linéaire correspond, comme dans la première version de la Création, à un homme qui se pense comme maître et possesseur de la nature. Le moteur du progrès, dans les deux cas, est la connaissance. C’est bien la construction d’un savoir transmissible qui nous a permis d’organiser des sociétés hypercomplexes capables de produire et de consommer en s’adaptant jusqu’à présent aux contraintes de la nature.

Les fortes inquiétudes environnementales nous incitent, depuis quelques années, à repenser notre vision du progrès. La crise sanitaire actuelle a introduit le doute sur la capacité des gouvernants à utiliser efficacement le savoir scientifique. Un peu en panique les gouvernants, bien loin de la coopération espérée, ont misé sur l’organisation d’une compétition mondiale entre grands laboratoires pharmaceutiques pour fabriquer un vaccin contre la Covid 19. Le monde de la recherche est de plus en plus structuré comme des prestataires de services qui font les études que le système productif lui demande. La rentabilité économique est de plus en plus mise en avant pour justifier les financements publics, cela donne un avantage aux recherches de court terme par rapport à la recherche fondamentale. Cela aussi organise le savoir en branches séparées, efficaces pour appliquer les savoirs théoriques, mais pas très bien adaptées à la construction d’un savoir fondamental. Le refus du financement des recherches sur les coronavirus, demandé à l’Europe par des chercheurs français, belges et hollandais inquiets sur les risques de pandémie, est le prototype de la vision à courte vue des financeurs de la recherche.

Plus généralement c’est le lien entre le monde de la science et celui du pouvoir qui semble se dégrader. Si pendant longtemps, hormis le savant fou dont on se méfiait des excès, le scientifique était un des alliés du pouvoir, sa responsabilité était d’expliquer au peuple l’intérêt et l’absence de risques des innovations techniques. De plus en plus, des scientifiques doutent des choix faits par le pouvoir sur l’usage des innovations scientifiques et techniques et nombreux sont ceux qui deviennent des lanceurs d’alertes sur les enjeux de long terme. Les modes de financement de la recherche et l’emprise des structures administratives réduisent de plus en plus l’autonomie des chercheurs. En temps de crise, beaucoup pensent qu’il faut un chef autoritaire, pour augmenter la cohérence et la capacité de réactions. Il me semble que c’est nier la force de l’intelligence collective. Pour affronter un monde incertain, la science dans son fonctionnement, tout comme l’art, les médias, la justice ou le législatif doit avoir une grande autonomie par rapport aux pouvoirs politiques et économiques.

Les fake news et les vérités officielles

Depuis quelques années les décodeurs médiatiques passent leur temps à montrer que les réseaux sociaux charrient des inepties. L’implicite de ces décodages, c’est qu’il y a ceux qui pensent juste en s’appuyant sur des données, des publications scientifiques et une rationalité éprouvée et les naïfs, plus ou moins complotistes, qui gobent toutes les âneries qui circulent sur Facebook ou Tweeter. Mais, avec Trump, Bolsonaro ou Sibeth Ndiaye, force est de constater que le partage n’est pas aussi net. Les représentants du pouvoir savent aussi raconter n’importe quoi. Mais, si les croyances farfelues de quelques illuminés ont des effets limités, les décisions prises sur des analyses erronées par nos gouvernants ne sont pas sans conséquences. Les certitudes officielles concernant l’usage des masques ou le développement de l’épidémie ont donné l’impression d’être à mi-chemin entre l’incompétence et la manipulation politique. La présentation de courbes qui montent et descendent, en fonction du nombre de tests effectués et des jours de la semaine, permet d’alterner des discours de panique ou d’optimisme en s’appuyant sur des chiffres. Pour les médias la définition d’une vague épidémique est d’une élasticité parfaite et l’efficacité du suivi des clusters relève de la pensée magique. Les controverses scientifiques sur le R0 ou sur l’immunité collective ont simplement engendré des disqualifications sommaires de ceux qui ne pensaient pas comme les autorités sanitaires, par des personnes dont la légitimité professionnelle n’avait pas grand-chose à voir avec les modèles épidémiologiques. Le débat public sur la pertinence des mesures ne s’est pas fait en faisant une analyse coût/ bénéfice avec des arguments scientifiques, mais il a été mené dans des studios de télé avec des éditorialistes faiseurs d’opinions et un médecin chargé de donner une caution scientifique.

La nouveauté du virus a permis à notre ministre de la santé d’affirmer qu’il se contentait de réagir au jour le jour, pourtant anticiper et proposer une stratégie de gestion de crise semble la responsabilité des gouvernants. Ses prédécesseurs ont même affirmé ne pas savoir combien de masques étaient disponibles avant le confinement, difficile dans ces conditions d’anticiper, quand fin 2019 les premières informations inquiétantes sont arrivées de Chine. Très tôt les évaluations du R0 et de la létalité du sars-cov2 ont été publiées. Données qui, dès le mois de janvier, ont mis la communauté mondiale des épidémiologistes en alerte. Comment se fait-il qu’en France le pouvoir politique n’ait pas sollicité des institutions aussi solides que le CNRS ou l’INSERM pour analyser ces données. La réforme des retraites et les élections municipales ont dû obscurcir le cerveau de nos autorités sanitaires. Il ne suffit pas d’avoir des données, encore faut-il demander aux gens compétents de les traiter.

Le risque d’une pandémie est depuis longtemps bien documenté, cela ne nous a pas empêché ces dernières années de réduire drastiquement nos capacités hospitalières. Cette déroute intellectuelle n’est, en fait, qu’une demi-surprise. Cela fait bien longtemps que les scientifiques sont marginalisés dans le débat public. Depuis 50 ans, devant la dégradation de l’environnement, des chercheurs, en s’appuyant sur des données solides et bien établies, proposent aux pouvoirs politiques de prendre des mesures énergiques, mais l’inertie de nos modes de production pèse bien plus fort que la science, comme si le progrès se résumait à l’augmentation du PIB.

Il y a peu, ceux qui parlaient de décroissance passaient pour des doux illuminés. En cette période d’incertitudes, on peut se demander si la perte de la rationalité dans le débat public n’est pas un des symptômes du premier chapitre de l’effondrement de notre civilisation.