Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
  • Article

  Dans quel monde voulons nous vivre ?

lundi 31 mars 2014, par Jean-Pierre Crémoux

Je citerai pour commencer Serge Halimi qui, dans un article récent intitulé « Stratégie pour une reconquête », conclue que "l’utopie libérale a brûlé sa part de rêve, d’absolu, d’idéal, ... elle ne produit plus que des privilèges, des existences froides et mortes. Un retournement interviendra donc".

Effectivement, quand nous observons le monde qui nous entoure et son évolution depuis une trentaine d’années le constat est pour le moins inquiétant :

- envol des inégalités sociales : Même le forum de Davos considère comme premier risque mondial les "disparités profondes entre les revenus" : 85 personnes sur la planète possèdant autant que la moitié la plus pauvre de la population terrestre. Dans un rapport de 2012 des Nations Unies, il est souligné la prévalence des enfants et des jeunes parmi le quintile des plus pauvres – 50 % d’entre eux étant en dessous du seuil de pauvreté de deux dollars par jour et le même rapport estime qu’ au rythme actuel il faudrait 800 ans pour que le milliard de pauvres puisse atteindre 10% du revenu global. L’économiste Thomas Piketty, dans son ouvrage « Le capitalisme au XXIème siècle » portant sur une vingtaine de pays occidentaux montre comment la richesse patrimoniale est revenue à des niveaux équivalents à ceux de la Belle Époque, c’est à dire que nous sommes potentiellement plus riches que jamais, mais aussi combien elle est concentrée, 50 % des plus pauvres n’en possédant que 4%. En France, selon la Fondation Abbé Pierre, ce sont 3,6 millions de personnes qui sont mal logées et selon l’observatoire des inégalités, pour la seule période de 2008 à 2011, le nombre de pauvres au seuil de 50% du revenu médian a augmenté de 584.000 et de 893.000 si l’on considère le seuil à 60% et en Europe ce sont près de 17 % de la population qui se situent au-dessous du seuil de pauvreté de 60 % du revenu national. De leur coté, les épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett dans leur ouvrage « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous » montrent dans une étude statistique comment le stress et la violence générés par les inégalités affectent tous les membres de la société, même les riches ! Non seulement les problèmes sanitaires et sociaux sont corrélés aux inégalités mais encore l’espérance de vie ou la santé mentale en revanche il s’avère que les sociétés les plus égalitaires sont aussi les plus innovantes.

- décomposition de la démocratie politique : il n’est pas nécessaire d’insister sur la multiplication des scandales qui finissent par se superposer dans l’univers médiatique chez nous comme chez nos voisins. Le journaliste et écrivain Hervé Kempf, dans son ouvrage intitulé « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie » met en exergue la "concentration croissante du pouvoir décisionnel par une élite restreinte de dirigeants politiques, de grands chefs d’entreprises, d’acteurs financiers, de journalistes influents, etc. Ceux-ci constituent en effet une caste de plus en plus puissante, dont les membres délibèrent entre eux de décisions s’appliquant à l’ensemble de la population, alors que celles-ci ont pour finalité exclusive de servir leurs intérêts personnels". Ce constat amène l’auteur à estimer que les régimes étudiés sont oligarchiques de fait, et non plus démocratiques. Toujours d’après Kempf, cette idéologie qui suscite un consensus chez l’ensemble des "oligarques" a contribué à exacerber les inégalités au profit des "très riches", ce que Piketty confirme en considérant que "la concentration du pouvoir économique équivaut à une concentration de la capacité d’influence sur les processus de lobbying politique et remet en cause les valeurs des sociétés démocratiques". Serge Halimi utilise pour sa part la formule du "pouvoir censitaire du capital". D’après un article de Michel Koebel de janvier 2014, comme leurs collègues nationaux, les élus locaux forment aussi une élite. D’après le « Répertoire national des élus » établi par le ministère de l’intérieur, plus de 60% des maires des villes de plus de deux mille cinq cents habitants sont des cadres ou appartiennent aux professions intellectuelles supérieures, contre seulement 0,8 % de maires ouvriers, alors que ces deux catégories socioprofessionnelles représentent respectivement 15,6 % et 23,6 % de la population active. Cela revient à dire que les cadres supérieurs sont cent dix-sept fois plus représentés que les ouvriers parmi les maires urbains or il ne faut pas minimiser les effets de l’appartenance sociale de ceux qui concentrent le pouvoir sur le contenu même des politiques qu’ils mènent. On peut en outre douter de leur capacité à représenter d’autres catégories de population que la leur, ou que celles qui savent se faire entendre d’eux.

- évidence de la crise environnementale : les premières alertes du club de Rome dans les années 70 qui remettaient en cause la croissance sont devenues une réalité et aujourd’hui, l’empreinte de l’homme sur son environnement est telle que certains scientifiques considèrent que nous sommes dores et déjà entrés dans l’ère de l’anthropocène. Nous en savons les effets : le réchauffement climatique, l’usage excessif des pesticides et les contaminations qui en résultent, la prolifération du risque nucléaire, l’épuisement des ressources halieutiques, la destruction des forêts primaires, la perte de la biodiversité, etc. Bien que la prise de conscience de tout cela soit de plus en plus grande rien pour autant ne change dans nos modèles de production essentiellement pilotés par la finance et les grandes entreprises multinationales : mise en bourse des crédits carbone, accaparement des terres, extension des cultures OGM, exploitation des gaz de schiste et pétroles bitumineux, etc. Tout se passe comme si en dépit des alarmes de plus en plus fortes, seule la loi du profit maximum à court terme avait cours. Depuis la fin des trente glorieuses et la mise œuvre systématique des logiques néo-libérales de Milton Friedman aussi bien dans des dictatures comme le Chili de Pinochet que dans nos démocraties ou encore dans la Chine communiste, il semblerait que le credo libéral exprimé par Margaret Thatcher "Il n’y a pas d’alternative" soit devenu partout une évidence. On est aussi en droit de penser que ce modèle a atteint ses limites au vu de la stagnation économique dans laquelle nous nous trouvons qui tout en continuant à favoriser l’accumulation financière des particuliers et des entreprises, génère par ailleurs chômage et pauvreté.

Alors que faire ? Attendre l’écroulement du capitalisme alors qu’il renaît toujours des crises qu’il provoque, la Révolution avec son grand soir et l’abolition des privilèges ou encore la crise écologique majeure qui bouleversera l’humanité, non sans doute pas, mais rien ne nous interdit de réfléchir à la question de savoir dans quel monde nous voudrions vivre et en reprenant l’argumentaire de Serge Halimi, dans son article cité en introduction, revoir les axes prioritaires sur lesquels porter notre attention :

- l’annulation de tout ou partie de la dette : des associations comme le CADTM ou ATTAC ont largement travaillé sur ce sujet et il est pertinent de se référer à leurs travaux, en particulier aux audits citoyens, tout en étant bien conscient des difficultés politiques de l’exercice en raison des risques de pénaliser les petits épargnants ayant investis dans des produits du type assurance-vie ou les retraités dépendants des fonds de pension. C’est toutefois un problème essentiel à considérer car il obère toute perspective

- la lutte contre les paradis fiscaux : là aussi le mouvement associatif a contribué à mettre le sujet au cœur du débat politique. Leur opacité contribue à faciliter aussi bien le développement des systèmes mafieux que le détournement de la fiscalité et pour citer à nouveau Thoma Piketty : "Si l’on pousse la logique de la concurrence fiscale et des paradis fiscaux à son terme, on va se retrouver dans l’impossibilité de faire payer le moindre impôt aux grandes sociétés et aux grands patrimoines internationaux. Ils pourront mettre les États en concurrence les uns avec les autres ; ce qu’ils font déjà d’ailleurs. Les États ne faisant payer que ceux qui sont coincés dans leur propre pays c’est-à-dire la majorité des populations". Il préconise par ailleurs l’instauration d’un impôt mondial progressif sur le capital pour reprendre le contrôle de la dynamique inégalitaire actuellement à l’œuvre.

- l’extension du secteur non-marchand et de la gratuité : prendre le contre-pied de la marchandisation en marche : des chauve-souris aux droits à polluer en passant par les ventes d’organes ou les brevets sur le vivant et ceci, comme le suggère Serge Halimi, en s’inspirant du modèle de la cotisation qui permet de financer les pensions des retraités, les indemnités des malades ou encore les allocations des chômeurs. On pourrait définir démocratiquement quelques besoins élémentaires (logement, nourriture, culture, communications, transports), et les faire financer par la collectivité pour en offrir à tous la satisfaction. Plutôt que de solvabiliser la demande en augmentant fortement les salaires et en favorisant la consommation d’objets inutiles produits dans des pays à bas salaires et transportés en conteneurs d’un bout à l’autre de la planète, il s’agirait de socialiser l’offre et de garantir à chacun de nouvelles prestations en nature.

Ainsi alors que le droit à l’eau potable à un prix abordable est inscrit dans la loi et que plus d’un million de ménages français sont obligés de payer un prix excessif pour leur eau du fait de la faiblesse de leurs revenus, seules quelques expériences récentes ont permis dans une trentaine de municipalités au plan local ou départemental de distribuer des aides à ceux qui y ont droit. Il en va de même pour le droit au logement opposable qui existe depuis 2007 (Loi DALO), et pour lequel l’absence de volonté politique fait que la mise en œuvre de ce droit recule, notamment en Île-de-France où selon le DAL, le Secours Catholique et la Fondation Abbé Pierre, plus de 37.000 ménages restent à reloger sur 70.000 reconnus prioritaires. De même ce sont des actions de désobéissance civile des Robins des Bois qui contribuent à lutter contre la précarité énergétique alors que l’on pourrait très bien imaginer des mécanismes offrant un droit d’accès à l’énergie assurant un minimum vital à chacun pour se chauffer. On pourrait ainsi multiplier les exemples de domaines dont la socialisation et la gratuité d’accès permettraient de lutter contre la pauvreté et réduire les inégalités. Utopique ? Pas tant que ça et l’Amérique Latine nous montre l’exemple. Après la période des dictatures et "la décennie perdue" des années 80 suivies par les plans d’ajustement structurel du FMI et les politiques néolibérales du consensus de Washington, une réactivation des mouvements sociaux et populaires ont permis l’émergence à partir de 1998 de gauches de gouvernement : Hugo Chávez au Venezuela, Luiz Inácio Lula au Brésil, Nestor Kirchner en Argentine, José Mujica en Uruguay, Evo Morales en Bolivie, Raphael Correa en Équateur, et les résultats sont là, en voici quelques exemples :

- "bolsa familia", "bolsa escola", augmentation de 74% du salaire minimum au Brésil (hors inflation)

- baisse de 65 à 58 ans de l’âge légal de départ à la retraite en Bolivie,

- avancées sociales en Argentine pour les employés domestiques et les travailleurs agricoles,

- éducation gratuite et amélioration du système de santé en Équateur,

- légalisation de l’avortement et allocations familiales en Uruguay,

- multiplication des centres de santé et éradication de l’analphabétisme au Venezuela.

Dans un discours prononcé à Madrid en décembre 2013 et dans lequel il venait faire un appel aux "gauches européennes", le Vice-président de l’État plurinational de Bolivie, Alvaro García Linera rappelait que "des démocraties sans espérance et sans foi, sont des démocraties fossilisées" et "qu’il ne peut y avoir de démocratie réelle s’il ne s’agit que d’un attachement ennuyeux à des institutions fossilisées, où l’on pratique des rituels tous les trois, quatre ou cinq ans pour élire ceux qui viendront décider de notre destin d’une mauvaise manière". Cette remarque devrait nous interpeller d’autant plus qu’elle vient d’un continent où plusieurs pays ont écrit des constitutions qui représentent des avancées démocratiques incontestables comme par exemple le référendum révocatoire. Cela nous renvoie à la question de la démocratie chez nous et au fonctionnement de nos institutions. Certes, l’idée d’une VIème République est dans l’air mais la démarche pour qu’elle soit décidée par le peuple et non pour le peuple reste à définir pour qu’une véritable Assemblée Constituante puisse en débattre de manière souveraine et cela dans le sens d’une souveraineté populaire qui n’est pas nécessairement la même chose que la souveraineté nationale.

Pour conclure enfin, il y a du chemin à parcourir pour changer de paradigme à commencer dans nos manières de penser ou de parler tellement elles sont marquées par les concepts du libéralisme. Arrêter de valoriser la compétitivité comme objectif principal de nos activités et valoriser au contraire la notion de complémentarité. Cesser de considérer la concurrence qui comme le dit Bernard Maris "tire vers le bas" car "elle est une pression perpétuelle à la baisse : baisse des coûts, baisse des salaires, baisse de la qualité liée aux consommations de masse fournies dans les supermarchés" et, lui préférer la coopération. Casser notre conditionnement consumériste pour lui substituer des valeurs de sobriété ou encore remettre en perspective les logiques de réussite individuelle par rapport à celles collectives relevant de la solidarité. Et fort heureusement restons persuadé "qu’il y a énormément de gratuité pure dans les actions humaines".