Le Café Politique

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  Physique, géologie, économie, politique... de la difficulté d’un débat rationnel sur l’énergie

dimanche 27 mars 2011, par François Saint Pierre

Dans une période d’augmentation importante du prix de l’énergie et d’inquiétudes sur l’évolution du climat, l’accident de la centrale de Fukushima a déclenché un débat mondial sur l’énergie. En France, pays où le choix de la production d’électricité s’est fortement appuyé sur le nucléaire, ce débat provoque de nombreuses réticences des partis politiques. L’ensemble de la classe politique n’a aucune envie de se contredire, car elle a accepté l’orientation pro-nucléaire tant civile que militaire faite par De Gaulle dans les années d’après-guerre. Ce choix a d’ailleurs était validé par l’opinion publique médiatique lors du choc pétrolier de 1973 tellement il semblait garantir à la France une indépendance énergétique pour la production de l’électricité. Ce consensus n’a jamais été vraiment mis en débat au niveau des citoyens, mais on peut penser que la majorité des français aurait probablement suivi le discours des élites scientifiques, politiques et médiatiques.

L’opinion publique, sensibilisée par quelques grandes catastrophes écologiques, (Torrey Canyon, l’Amoco Cadiz, l’Erika, Tchernobyl, Fukushima...), inquiète sur les conséquences possibles du réchauffement climatique, n’est plus homogène. Au-delà des traditionnels opposants, qui donnaient souvent l’impression d’être contre par principe, un pourcentage important de citoyens s’est mis à douter. Paradoxalement les médias et Internet sont remplis d’avis extrêmement tranchés, D’un côté il y a les "techno-catastrophistes" qui remettent en cause l’ensemble des choix énergétiques, ils défendent un scénario du style "négawatt" essentiellement basé sur l’économie d’énergie possible grâce à la sobriété, à l’efficacité énergétique et à un usage raisonnable des énergies propres et renouvelables. D’un autre il y a les scientistes modernistes pour qui la technoscience a la capacité et le devoir de nous faire vivre dans un confort toujours croissant.

Pendant longtemps le débat caricatural opposait un militant inquiet un peu marginal et fortement critique avec la société de consommation à l’ingénieur hyper diplômé,. qui appuyait ses démonstrations optimistes par des invocations répétées à la rationalité. La problématique du changement climatique a cassé cette répartition simpliste, en effet les scientifiques se sont largement rangés du côté des cassandres, faisant exploser la représentation naïve qui opposait les partisan de la modernité dignes successeurs de la rationalité grecque et des lumières du XVIIIème siècle aux naïfs rousseauistes nostalgiques de la lampe à huile.

Dans le débat actuel on peut même se demander si l’analyse rationnelle n’a pas complètement changé de camp. Les partisans de l’énergie à tout prix, qui expliquent que l’on ne peut pas se passer d’énergie et que toute activité humaine comporte des dangers, donnent souvent sur les plateaux de télévision l’impression d’être plus proche du croyant dogmatique que du scientifique. Est-il rationnel de dire que notre modèle énergétique est excellent car nous avons un bon bilan carbone pour la production d’électricité, alors que si on généralisait ce modèle de production à l’Afrique nous devrions avoir un millier de réacteurs nucléaires sur ce continent ? Est-il sérieux de parler d’indépendance énergétique à l’heure ou les mines d’uranium d’Arlit sont sous la menace des terroristes d’Al-Qaida ? Est-il crédible de parler d’énergie propre alors que l’on n’a pas trouvé de solutions pour la gestion des déchets ? Est-il sérieux de laisser croire que c’est une énergie renouvelable alors qu’avec la consommation actuelle d’uranium on est du côté des réserves dans une situation semblable au pétrole ?

Invoquer l’analyse coût/bénéfice est légitime, encore faut-il faire cette analyse sérieusement et ne pas considérer que le résultat soit évident avant de commencer à réfléchir. Par rapport aux études économiques classiques l’importance des externalités est un facteur particulièrement difficile à prendre en considération dans la question de l’énergie. La production et le transport de l’énergie ne sont pas à l’échelle des entreprises même multinationales. En effet les États sont impliqués dans de nombreuses questions qui concernent la recherche, l’investissement, la propriété des sols et du sous-sol, mais aussi la gestion des risques. Il est très difficile d’évaluer la part du financement public dans l’industrie nucléaire, par exemple le prix de notre électricité n’est pas prévu pour rembourser l’argent investi dans le CEA depuis le 18 octobre 1945, date de sa création. Si les français payent l’électricité un peu moins cher que les autres c’est qu’ils ont déjà payé par leurs impôts une bonne part des investissements et qu’ils risquent fort de devoir payer par la suite les frais de destruction des centrales et celui de la conservation sur de longues années des déchets, sans parler du coût d’un accident, hélas toujours possible.

Dans une analyse des coûts le risque est la partie la plus difficile. Le risque n’est pas comme beaucoup semblent le croire une simple probabilité d’accident. On modélise le risque comme une espérance mathématique, somme des produits des probabilités par l’importance des dégâts associés à chacune des situations que l’on est capable de modéliser. Dans le cas de l’évaluation du risque associé à une catastrophe nucléaire on obtient la multiplication d’une probabilité qui est très proche de zéro par des dégâts presque infinis. Si l’évaluation statistique des événements mineurs est assez facile à calculer avec un peu de recul historique, les données étant assez nombreuses, il est quasiment impossible d’évaluer de manière sérieuse un risque sismique qui fait références à des fréquences temporelles de l’ordre de 1000 ans. S’appuyer sur les tremblements de terre du siècle précédent est une hérésie statistique, même si on ajoute les évaluations approximatives des grands tremblements de terre du millénaire précédent. Si les fameux cygnes noirs sont très à la mode dans la modélisation probabiliste c’est bien parce que cette question est particulièrement délicate. Il est très difficile d’évaluer sérieusement la probabilité de survenue d’un événement exceptionnel, surtout s’il est d’origine humaine, c’est pour cela que l’on a mis en œuvre le principe de précaution, qui recommande d’abord de poursuivre les études scientifiques pour affiner l’évaluation, plutôt que de pratiquer la politique de l’autruche L’évaluation des dégâts potentiels en cas de catastrophe est extrêmement périlleuse. Comment évaluer le coût économique de Tchernobyl lorsque 25 ans plus tard un territoire de 3000 km2 est encore inhabité ? Comment évaluer le nombre de morts causé par l’usage de chaque énergie alors que dans un cas on a des morts clairement identifiables de travailleurs et de l’autre une augmentation de la probabilité de cancer.sur une population civile. Depuis quelques temps des comptabilités macabres mais très sommaires se succèdent dans les médias pour expliquer que tout se vaut et que le risque fait partie de la nature humaine. D’un point de vue statistique ces argumentations ne tiennent pas la route et la communauté scientifique est loin de cautionner les discours de ces ingénieurs. Si l’expérience de Tchernobyl et de Fukushima commence à nous donner un aperçu des dégâts possibles dans la production d’énergie nucléaire, il est bien plus difficile encore d’évaluer le coût d’un changement climatique important. Les premières évaluations sont impressionnantes, pour provisionner assez d’argent pour couvrir ces risques, multiplier les taxes sur les énergies fossiles par 3 n’y suffirait pas. On peut même se demander s’il est raisonnable de faire un calcul économique sur un risque qui met en péril la survie de notre civilisation.

Une analyse rationnelle doit s’appuyer sur une analyse documentée et objective de la situation. Les mensonges des autorités sont pourtant la norme. Sur le moment l’argument est simple ; il faut rassurer et éviter la panique. Cela permet de justifier n’importe quel mensonge puisqu’il est, paraît-il, fait au nom de l’intérêt collectif. Plus surprenant est l’habitude du mensonge au moment du bilan. Depuis quelques jours on voit fleurir dans les médias les fameux 47 morts du bilan officiel de TCHERNOBYL, cosigné par l’OMS et l’AIEA paru le 5 septembre 2005. Comment prendre au sérieux ces organismes lorsqu’on peut lire de multiples études qui contredisent ces chiffres. Par exemple L’Académie des Sciences de New-York a, publié dans ses Annales (vol. 1181, décembre2009) une étude intitulée "Chernobyl. Consequences of the catastrophe for people and the environment", qui synthétise près de 5000 articles et recherches de terrain et qui estiment à 985 000 le nombre de décès survenus à cause de Tchernobyl dans le monde entier entre 1986 et 2001. Si une démocratie doit laisser s’exprimer les opinions divergentes, il est de la responsabilité des autorités de ne pas cautionner des chiffres par trop fantaisistes. Dans le domaine de l’énergie (mais aussi dans le domaine de la santé) l’expertise semble beaucoup trop liée aux grands lobbies économiques pour être crédible.

Vivre demande toujours d’arbitrer entre le proche et le lointain. Difficile de convaincre un fumeur d’arrêter de fumer en lui parlant du cancer qu’il aura probablement dans 40 ans. L’importance du présent est toujours plus pondérée au moment d’un choix que le futur qui concerne les générations suivantes. De même le proche compte plus que les conséquences lointaines et indirectes de nos actions. Si un reportage sur les Maldives ou sur les mines d’Arlit nous émeut sur le moment, cela ne pèse pas beaucoup dans nos prises de décisions. Même ceux qui ont une forte conscience des solidarités qui nous lient dans le temps et dans l’espace font souvent en sorte que demain soit comme aujourd’hui et ne font aucun effort pour changer leur mode de vie. Tant qu’une problématique n’est pas devenue un enjeu politique on ne peut compter que sur l’auto régulation du système par la partie de l’économie qui est régie par le marché concurrentiel. Tant que le prix de l’énergie sera faible on ne pourra pas espérer avoir une forte réduction de l’émission des gaz à effet de serre. Le refus de la taxe carbone est dans ce sens un renoncement de plus de notre société à faire de la politique. Pour inciter à faire des économies il aurait fallu jouer sur les leviers réglementaires (ce qui est un peu fait dans l’automobile et les bâtiments), mais aussi avoir une stratégie "pigouvienne" en utilisant l’outil fiscal et budgétaire. Il est à noter que la solution libérale modérée (la stratégie coasienne) qui consiste à organiser le marché pour qu’il optimise l’utilisation des ressources n’a pas vraiment été défendue par les partis de droite (cf. le marché des droits à polluer et les travaux de l’économiste Jean Tirole)

Notre société a pendant longtemps considéré que le prix à payer pour avoir de l’énergie était mineur par rapport aux multiples avantages. La croissance économique des deux derniers siècles est en effet plus liée à l’abondance d’énergie bon marché qu’à la qualité de notre modèle économique et politique. L’importance des récentes catastrophes liées à l’énergie et l’immensité des difficultés provoquées par le changement climatique nous oblige à repenser cette question. Jusqu’à présent les grandes démocraties ont réussi à faire croire que cela allait de soi, ce que le philosophe Jean Claude Milner appelle le "gouvernement des choses", et qu’il n’y avait pas lieu de débattre. Dans la situation actuelle il est indispensable de remettre la question énergétique au centre du débat démocratique. Si les choix énergétiques comportent une analyse technique spécifique, l’énergie par sa production, sa distribution son utilisation et ses risques ne peut pas être pensée indépendamment des autres grandes questions, comme celle de la justice sociale, qui structurent les choix politiques. Si le libéralisme a eu quelques réussites économiques le fameux algorithme de la main invisible supposé réguler le marché a montré son incapacité à prendre en charge correctement cette question. On a besoin d’une société bien informée et consciente des multiples enjeux liés à l’énergie pour que le débat démocratique puisse nous orienter vers une solution optimale. La question énergétique a évidemment une composante nationale, mais il n’est pas besoin d’être un grand géo-politologue pour comprendre que l’avenir énergétique passe par une gouvernance mondiale qui reste à inventer.

Si le débat doit s’appuyer sur les nombreuses connaissances scientifiques et techniques, qui s’entrecroisent dans cette complexe problématique, il est tout aussi important de comprendre que c’est bien notre vision de ce que doit être l’avenir de l’humanité qui est en jeu. Parler, comme le fait Agnès Sinaï, de la fin de l’anthropocène ou comme Roger-Pol Droit de Prométhée, ne disqualifie pas les analyses coût/bénéfices, mais nous incite à prendre un peu de recul devant toutes ces interrogations. Il est, dans cette optique, rationnel d’appuyer sa réflexion sur une analyse des grands mythes qui ont structuré la conscience que l’humanité a toujours eu d’elle-même.