Le Café Politique

Parce que le citoyen doit penser pour être libre !
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  Souvenirs, souvenirs…

mardi 24 octobre 2006, par François-Xavier Barandiaran

En remontant à la fin des années 6o, il me souvient l’image, en caricaturant quelque peu, d’une société endormie, léthargique, à mentalité rurale, et vivant dans la tranquillité béate des « trente glorieuses », où l’ascenseur social et l’Etat Providence jouaient à plein régime. La révolte des jeunes de Mai 68 vint secouer la torpeur, en remettant en question le principe d’autorité du pater familias à la maison, du mandarin à l’université et du patron de droit divin à l’usine. La parole et l’imagination s’en trouvèrent libérées et l’on crut voir pointer à l’horizon l’aube d’une nouvelle société. C’était la période des grandes remises en question et des débats sur une société autogérée, où on imaginait que chaque citoyen, en exerçant sa responsabilité dans tous les lieux de vie, prendrait sa part dans la gestion du pouvoir. On a cru, pour un temps, que tout était possible !

Mais, très vite on a dû commencer à déchanter : si le mode de vie des jeunes avait gagné en autonomie, si le mouvement féministe commençait à créer un nouveau type de rapports homme-femme , en revanche les structures économiques de la société et des modes de production n’avaient guère varié, bien qu’on commençât, dès cette époque,à mettre en question les soi-disant bienfaits du consumérisme. Aujourd’hui quasiment tout le monde s’accorde à dire que « la révolution de Mai 68 » fut plus sociétale que sociale, plus l’œuvre des classes moyennes que de la classe ouvrière –oui, elle existait encore-, bien que la grève générale se fût terminée par les « accords de Grenelle » . Survient en 1973 la « première crise du pétrole », dont la France ne prend conscience que quelques années plus tard, et avec elle le chômage massif. Je me souviens de cette période, où l’on disait : « quand la barre des 500.000 chômeurs sera atteinte, cela va péter ! ». Et, puis, on a monté la barre à un million, à un million et demi, à deux millions….Mais, il restait un relent d’optimisme porté par la génération de ceux qu’on a appelés les « soixante-huitards », et la victoire de Mitterrand en 1981, après vingt-trois ans ininterrompus de pouvoir de la droite, depuis le début de la Vème République, avait relancé l’espoir des militants de gauche. Hélas ! il a fallu, une fois de plus, vite se rendre à l’évidence : le tournant pris en 1983, au nom du constat qu’on « ne pouvait pas instaurer le socialisme dans un seul pays », rendait évident que le gouvernement d’union de la gauche n’allait pas en finir avec la séparation entre une « France d’en haut » et une « France d’en bas » Les « lendemains qui chantent » seraient pour plus tard ! En 1989 le mur de Berlin est tombé, signant l’échec d’un système communiste qui implosait de l’intérieur. Et, même si à cette époque l’influence du parti communiste en France n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été entre 45 et 68, symboliquement la chute du mur a marqué le déclin de ce qu’on a appelé « les grandes idéologies ». En tombant, le mur de Berlin a emporté les utopies de dépassement du capitalisme. C’est qu’entre temps on avait compris que la « révolution maoïste » n’apporterait pas « l’homme nouveau » et le rêve autogestionnaire ne dépasserait pas le stade du rêve. Même la social-démocratie avait du mal à tenir ses promesses d’une gestion sociale du capitalisme.

Ce système capitaliste mondial qui, justement, était en train de muter. Mais, en France, étant donné le rôle prépondérant de l’Etat, tant dans l’économie que dans la gestion du système social, on a mis du temps a prendre conscience de cette mutation. La globalisation de l’économie se riait des frontières nationales, rendant négligeables les velléités des Etats, et transformait l’objectif d’une Europe-sociale-à-créer en un projet mort-né. Désormais, l’Europe n’était qu’un vaste marché, où les notions de rentabilité et de « concurrence non faussée » passaient devant les services publics et la solidarité, garants de la cohésion sociale.

30 années de chômage persistant et de précarité grandissante avaient affaibli les syndicats. Et, autre conséquence majeure de la mondialisation, les transferts de gain de productivité allaient désormais aux profits de la Bourse et plus à l’amélioration de la condition ouvrière. De plus, les changements technologiques rapides et la perte des repères sociaux traditionnels ébranlaient la sécurité des classes moyennes, qui se sentent déclassées et ont peur de l’avenir pour leurs enfants, dont la situation sociale est pire que celle de leurs parents.

Si l’on ajoute à ce tableau noir les alternances malheureuses, les affaires de corruption dans la vie politique et l’hiatus total entre l’opinion et le pouvoir depuis que Chirac a été élu pour faire échec à l’extrême droite et que les divers gouvernements de droite se sont comportés comme si le Pays leur avait donné carte blanche, on arrive à la situation de marasme dans laquelle nous nous trouvons.

Les politologues nomment cela « la crise de la représentation politique ». La rupture est avérée entre les citoyens, d’un côté, et les partis et les institutions, de l’autre, ce qui touche au cœur le système politique représentatif qui est le nôtre. Ce système ne peut fonctionner qu’à la confiance que le citoyen accorde à un parti, quand il lui donne son bulletin de vote. Or, que dire quand la défiance à l’égard des institutions et du personnel politique atteint de tels sommets que les dernières enquêtes d’opinion du Cervipof confirment : deux français sur trois pensent que les politiciens sont loin des problèmes des gens et, même, 60% de l’opinion considèrent que le personnel politique est corrompu ? Tout ceci explique, en quelque sorte, que des couches entières vivent dans la peur de l’avenir, et la France n’a plus confiance en elle pour relever les défis lancés par la mondialisation.

Et, pourtant, la vie politique ne s’est pas arrêtée. Je ne parle pas de celle des partis politiques, qui continuent de gérer les candidatures aux diverses élections, pour faire fonctionner notre démocratie représentative. En même temps que l’abstention et le vote protestataire pour les extrêmes qui fausse le rapport des forces, de nouvelles formes d’action politique apparaissent, même si souvent elles se situent à la marge des partis traditionnels, traduisant ainsi l’individualisme ambiant qui refuse de se sentir « encarté dans un parti », embrigadé dans une discipline collective. Par ailleurs, force est de constater qu’il n’y a plus de modèle permettant de gérer les luttes à partir d’un type d’organisation dogmatiquement préétabli, sauf pour les partis trotskistes. Cela donne des luttes fractionnées et/ou défensives : deux mots me semblent convenir particulièrement au moment actuel : résistance et contre-pouvoir. Résistance à la pensée unique qui prétend que les lois de l’économie s’imposent inexorablement : je pense aux mouvements sociaux – qui ont échoué – contre les réformes imposées par la droite à propos de la sécurité sociale et des retraites. Mais, aussi, au grand débat national au moment du référendum sur l’adoption de la constitution européenne, animé par les collectifs du « non ». Résistance à la marchandisation générale et au pouvoir des multinationales, comme celle des faucheurs des plantes OGM. Résistance aux lois qui méprisent des droits fondamentaux, comme la vivent les milliers de citoyens qui soutiennent les « sans papiers » et s’opposent à leur expulsion. Résistance des mouvements des chômeurs, des casseurs de pub, des militants de « Droit au logement »…

Toutes ces actions qui frôlent ou dépassent la ligne jaune de l’illégalité se greffent sur le mouvement « gandhien » de la désobéissance civile, où des citoyens défient des lois, scélérates à leurs yeux, et promeuvent des actions collectives visant un changement politique. Au risque d’être traités de délinquants par le pouvoir, ils défendent l’intérêt général et des droits fondamentaux. Et, puisqu’il n’y a plus de perspective de prise du pouvoir dans sa totalité, on cherche à créer des contre-pouvoirs dans le maillage des structures de la société, depuis les travailleurs sociaux qui refusent de faire œuvre de délation auprès du maire (chef de la police) jusqu’aux associations qui à Sangatte aident à survivre les clandestins qui cherchent à passer en Grande-Bretagne.

Une autre façon de faire de la politique autrement se manifeste de plus en plus de la part des militants qui ne se contentent pas de donner leur voix électorale, mais mettent en pratique une citoyenneté active, en dépassant la tentation de retrait par l’abstention ou la critique sans appel de « tous pourris » de grand nombre de leurs concitoyens. On a vu pendant la longue campagne du traité constitutionnel européen que la politique peut, encore, passionner en France. Espérons que les collectifs unitaires, qui préparent actuellement le programme de la campagne d’un candidat antilibéral aux présidentielles, sauront raviver la flamme du débat démocratique.

Cette participation à la vie de la cité est pratiquée, par exemple, sur le plan municipal par les Motivé-e-s et autres participants aux forums citoyens, mis en place par un certain nombre de municipalités communistes et dans certaines grandes agglomérations. Ce sont autant d’universités populaires, où des citoyens ordinaires contribuent à construire un monde plus juste. Dans une confrontation constructive entre intellectuels, experts et praticiens du terrain des réponses concrètes surgissent et les simples citoyens deviennent experts.

Du « local au global », c’est le leitmotiv des altermondialistes et de tous ceux qui pensent qu’un « autre monde est possible ». Il reste à construire une cohérence entre toutes ces actions de résistance et rebâtir les connexions entre démocratie citoyenne et système électoral.