Le Café Politique

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  Une génération cobaye

vendredi 3 mars 2006, par François-Xavier Barandiaran

Récemment on pouvait lire dans le journal espagnol « El Pais » une série de témoignages de jeunes ayant fait des études universitaires et décrivant leur parcours chaotique dans l’entrée dans la vie professionnelle. Bardés de diplômes, masters, doctorats et autres titres, ils avaient dû sauter d’une période de chômage à des emplois de courte durée, -quelques mois au maximum-, où leur rémunération tournait toujours autour de mille euros. Ils se décrivaient, d’ailleurs, comme la génération « mille-euriste » ! En écartant la Grande- Bretagne, championne toutes catégories de la flexibilisation, on peut constater, quand même, à quel point l’Europe néo-libérale avance, en regardant l’évolution de l’Espagne et de l’Italie, l’une gouvernée par les socialistes de Zapatero et l’autre, par la droite berlusconienne : • En Espagne, en 2005, le taux de croissance de 3,4% a permis de créer 930.000 postes de travail, faisant tomber le niveau de chômage à 8,4%. Mais, 2/3 des emplois créés ont été des emplois précaires, appelés là-bas « contrato basura » (jetable à la poubelle), ce qui fait que sur l’ensemble du pays un tiers des salariés travaillent actuellement sous contrat à durée déterminée, et cette proportion s’accroît de mois en mois. • En Italie, avec une croissance à peu près égale à zéro et une économie souterraine estimée à 25° du PIB, pour lutter contre cette situation, on a inventé pour les nouveaux embauchés un statut intermédiaire entre le contrat salarié et l’indépendant, dont la durée peut aller de quelques jours à quelques mois. Bien sûr, le coût pour l’entreprise de ces contrats, dits « atypiques », est très bas et la couverture pour le salarié, minime. En 2004, ces contrats « atypiques » ont représenté 70° des « embauches ».

Ce rapide détours par deux pays limitrophes montre à l’évidence que le chômage, la précarité et la flexibilité ne sont pas des problèmes spécifiquement français, bien que dans notre pays la situation des jeunes soit plus alarmante qu’ailleurs, soit pour la catégorie des « actifs », qui se retrouvent au chômage à 23%, soit pour les étudiants qui, nombreux, échouent dans leurs études et qui se retrouvent à la fin sans diplôme, soit pour ceux qui allant jusqu’à l’obtention d’un diplôme -ou de plusieurs- connaissent la galère des stages, de l’intérim, des CDD ou des périodes d’inactivité, avant de trouver au bout de quelques années des situations plus stables, mais souvent dépréciées, eu égard au niveau de leurs études. Seules quelques entreprises tiennent à fidéliser dès le départ les jeunes diplômés, à l’instar de ce qui se passe pour les promotions sorties des grandes écoles.

Qui pourrait, donc, reprocher aux hommes politiques de s’en inquiéter, si l’on tient compte, en plus, que depuis trente ans les divers gouvernements qui se sont succédé on mis en place une trentaine de dispositifs différents pour favoriser l’emploi des jeunes avec le résultat que l’on sait ? D’ailleurs, les derniers gouvernements de droite viennent d’en remettre certains en fonctionnement, après en avoir supprimé d’autres créés par le gouvernement Jospin !

Mais, quelle mouche a piqué de Villepin pour décider seul, en surprenant même son cercle rapproché, et faire voter dans l’urgence le projet de CPE, qui généralise à l’ensembles des entreprises, et surtout à l’ensemble des jeunes de moins de 26 ans, les conditions du contrat nouvelle embauche (CNE), qui n’a que quelques mois de vie et dont on n’a pas encore pu faire le moindre bilan des résultats ? Bien que le CPE s’inscrit dans une logique profonde de transformation du droit du travail, on ne peut expliquer le pari « villepénien » que dans la perspective de la rivalité avec Sarkozy pour la candidature de la droite aux élections présidentielles de 2007. Pour couper l’herbe sous les pieds de son rival, qui prône la rupture avec le modèle social français comme axe de sa campagne, de Villepin a révélé qu’il avait promis à Chirac, quand le Président l’avait nommé premier ministre, de « faire sauter les verrous et les blocages qui paralysent la société française ». Et, pour la droite de toujours, c’est bien connu, l’un des premiers blocages est celui du droit du travail : laisser aux patrons et au marché les mains libres pour que l’économie fonctionne selon les intérêts du capital.

Parce que la visée finale, c’est le démantèlement des grands fondements du droit du travail, soit, entre autres, la disparition des contrats à durée indéterminée avec les protections légales dont ils bénéficient. Bientôt il n’y aura que des contrats modulables et soumis aux aléas du marché. Un seul type de contrat : le contrat précaire pour tous (que Sarkozy a déjà inscrit dans son programme). Et pour cela les jeunes de cette génération serviront de cobayes. Voilà le sens dernier du CPE et le prix à payer par une génération sacrifiée. Ainsi, le CPE est une pièce de plus dans le puzzle du « détricotage » du droit du travail, qui avait commencé par les coups de butoir contre l’interprofessionnel et le paritarisme, et en transférant la négociation aux branches et, surtout, aux entreprises, où, comme tout le monde le sait, le choix individuel du salarié face à son employeur est comme le pot de terre contre le pot de fer !.

Alors, que faire ? Au-delà de l’action des lycéens et des étudiants, et de la mobilisation souhaitée des salariés, qui pourraient faire hésiter de Villepin , -tout le monde garde en mémoire le retrait du CIP par Balladur-, et le faire perdre des points dans sa course à la candidature (effet collatéral et cocasse que de favoriser de la sorte la candidature de Sarko !!!), il est urgent de mettre en place un système qui concilie flexibilité et sécurité. Cela va bien au-delà de la promesse de l’abrogation du CPE, quand la gauche sera au pouvoir. Dans le « projet alternatif au libéralisme » (nouvelle arlésienne dont tout le monde parle, mais qui tarde à se montrer !) un chapitre important devra répondre à cette nouvelle donne qui plonge parents et enfants dans l’incertitude et la peur de l’avenir. Si tout le monde a compris que la compétitivité imposée par la globalisation de l’économie exigera des générations à venir une flexibilité de plus en plus grande, il est impensable pour les forces de gauche d’accepter que l’insécurité permanente devienne la norme de vie, rendant les salariés dociles et impuissants à bâtir leur avenir. C’est non seulement les rapports de la vie professionnelle qui sont en jeu (comment ne pas voir que la productivité des salariés dont l’avenir est suspendu à un fil s’en ressentira ?), mais la capacité même pour chacun de se projeter dans l’avenir et de construire sa vie affective, familiale, sociale…

Un terme, que certains emploient déjà couramment : « sécurité sociale professionnelle » (à l’image de la sécurité sociale santé), devrait devenir un projet pour la gauche. Un système qui couvrirait chacun dès la fin de la première formation, -et pour d’autres même pendant le temps des études-, jusqu’au départ à la retraite. A travers les vicissitudes de la vie : périodes de travail ou de chômage, temps de formation pour s’adapter à un nouvel emploi ou pour prendre une nouvelle orientation dans la vie, ce statut protégerait en garantissant un salaire, un contrat professionnel, une progression de carrière, des points de retraite, etc.. Cela peut paraître utopique dans un pays peu habitué à la mutualisation des cotisations des entreprises et aspirant à une diminution de l’impôt progressif, à la différence des pays nordiques, qui ont su trouver des solutions globales qui pourraient servir d’exemple. Il est, pourtant, concevable au niveau de la France, mais aurait plus de chances de voir le jour s’il devenait un des piliers de la nouvelle Europe sociale qui reste à bâtir.

En face de ceux qui pensent que l’individu donne le meilleur de lui-même dans la compétition avec les autres, -formulation moderne de la « guerre de tous contre tous » de Hobbes-, nous préférons miser sur la coopération et le rôle protecteur de l’Etat à l’égard des faibles par l’intermédiaire de la redistribution des chances et des richesses.